L’immense succès
Il
serait difficile de dire l’enthousiasme que cette pièce produisit lorsqu’elle
parut. Pour la première fois on voyait sur la scène une intrigue noble et
touchante, une lutte vraiment dramatique entre les sentiments les plus tendres
et les devoirs les plus sacrés. L’admiration fut telle, que pendant longtemps
on conserva l’habitude de dire : Beau comme le Cid.
Ce
succès prodigieux souleva contre Corneille toute la cabale envieuse de ses
rivaux ayant à leur tête Scudéry. Il leur répondit avec une noble fierté :
« Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’on dit. » Scudéry,
appuyé par Richelieu, jaloux de son ancien secrétaire, obligea l’Académie à
entrer dans le débat et à donner son avis ; c’était lui imposer d’avance
la pénible tâche de critiquer un chef-d’œuvre. À cette occasion, le poète
écrivit les vers suivants :
« Qu’on
dise bien ou mal du fameux cardinal,
Ma
prose ni mes vers n’en diront jamais rien ;
Il
m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il
m’a fait trop de mal pour en dire du bien. »
L’Académie
ne voulut pas déplaire à Richelieu, mais elle était trop éclairée pour
rabaisser le vrai mérite. Dans ses Observations sur le Cid, elle
trouva que le sujet n’était pas bon, mais ne dit rien du poète. La
postérité a donné raison à Corneille contre l’Académie et a justifié ces vers
de Boileau :
Tout
Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L’Académie
en corps a beau le censurer,
Le
public révolté s’obstine à l’admirer. »
Chefs
d’œuvre
Corneille
répondit aux attaques inspirées par la malveillance et la jalousie, en donnant
à la scène française de nouveaux chefs-d’œuvre. Il fit successivement Horace, Cinna, Polyeucte.
Avant
de présenter Polyeucte au théâtre, Corneille voulut lire cette
tragédie à l’hôtel de Rambouillet. La pièce, dit Fontenelle, fut applaudie
autant que le demandaient la bienséance et la grande réputation que l’auteur
avait déjà ; mais quelques jours après, Voiture vint trouver Corneille et
prit des tours fort délicats pour lui dire que Polyeucte n’avait
pas réussi comme il pensait, que surtout le christianisme avait infiniment
déplu. Corneille, alarmé, voulut retirer la pièce d’entre les mains des
comédiens qui l’admiraient, et ne consentit à la leur laisser qu’à force de
prières et de supplications. La postérité n’a pas plus ratifié le jugement de
l’hôtel de Rambouillet qu’elle n’a justifié pour le Cid le
jugement de l’Académie française.
Corneille
eut aussi le mérite de donner le Menteur, la meilleure comédie qui
eût encore paru au théâtre, et Molière n’hésita pas à reconnaître la valeur de
cette pièce : « Lorsque le Menteurparut, disait-il à
Boileau, j’avais bien envie d’écrire, mais j’étais incertain de ce que
j’écrirais ; mes idées étaient confuses ; cet ouvrage vint les fixer.
Sans le Menteur, j’aurais fait, sans doute, quelques pièces
d’intrigues, mais je n’aurais jamais fait le Misanthrope.
— Embrassez-moi, lui dit Boileau, voilà un aveu qui vaut la meilleure
comédie. »
Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte sont
les chefs-d’œuvre de Corneille. Après ces tragédies, nous n’avons à mentionner,
à l’exception de Pompée et de Rodogune, que des
pièces très inférieures à son génie : Héraclius, Nicomède, Pertharite, Œdipe, la
Conquête de la Toison d’or, Sertorius,Sophonisbe, Othon, Agésilas, Attila.
On connait l’épigramme de Boileau :
« Après
l’Agésilas,
Hélas !
Mais
après l’Attila,
Holà ! »
Puis
vint Racine…
Ces
dernières pièces parurent au moment où Racine jouissait du plus grand succès.
Un
caprice de la fameuse Madame, Henriette d’Angleterre, fit ressortir la
différence de ces deux génies, l’un à l’apogée de sa gloire, l’autre en pleine
décadence. Elle voulut que les deux poètes composassent une tragédie sur un
même sujet : les Adieux de Titus et de Bérénice. Corneille fut
vaincu. De sa tragédie, on n’a retenu qu’un beau vers : « Chaque
instant de la vie est un pas vers la mort. »
Après
la chute de ses dernières tragédies, Corneille renonça au théâtre et se tourna
vers la religion. Les jésuites lui conseillèrent de traduire l’Imitation de
Jésus-Christ.
Il
employa douze ans à cette traduction ; on y trouve de très beaux vers,
mais on n’y sent pas l’onction et la simplicité de l’original. Il traduisit
aussi les Hymnes du Bréviaire romain, lesPsaumes de la
Pénitence, mais toutes ces poésies sont médiocres.
Les
succès de Racine attristèrent d’autant plus la vieillesse de Corneille, qu’il
se faisait plus d’illusions sur le mérite de ses dernières œuvres ; il en
attribuait la chute, non à leur médiocrité, mais aux caprices de l’opinion et à
la cabale. Des embarras pécuniaires assombriront ses derniers jours. On sait
que Corneille recevait une pension de deux mille francs qui cessa de lui être
payée à la mort de Colbert. Dans les derniers mois de sa vie, la maladie épuisa
ses ressources. Boileau, informé de sa position cruelle, courut à Versailles et
offrit au roi le sacrifice de sa propre pension : « Je ne puis sans
honte, dit-il à Mme de Montespan, recevoir une pension du roi, tandis qu’un
homme tel que Corneille en serait privé. » Louis XIV s’empressa d’envoyer
cent louis à l’illustre malade. Deux jours après, Corneille expirait à l’âge de
soixante-dix-huit ans.
Racine,
qui venait d’être nommé directeur de l’Académie française, demanda de prononcer
son oraison funèbre ; cet honneur fut confié à un autre. Le poète
Benserade dit à Racine : « Si quelqu’un pouvait prétendre à enterrer
Corneille c’était vous, et vous ne l’avez pas fait. »
Trois
mois après, Racine se dédommageait en prononçant à la réception de Thomas
Corneille, successeur de son frère à l’Académie, un magnifique éloge de Pierre
Corneille.
[Source :
Daniel Bonnefon, Les Écrivains célèbres de la France, Librairie
Fischbacher, 1895]
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