La scène est en Sicile, une île, c'est-à-dire un lieu clos
qui donne la possibilité d'obstacles romanesques. Il semble bien que Dom Juan
ait sa carrière de séducteur derrière lui: bien sûr, Elvire le poursuit mais
les tentatives de séduction entreprises échouent. C'est un libertin que nous
voyons en action, d'ailleurs certaines anecdotes sont reprises aux épisodes
de la vie de célèbres libertins comme cette rencontre entre le chevalier de
Roquelaure et d'un pauvre. D'ailleurs, Molière ne connaît-il pas des libertins
comme La Mothe Le Vayer? Toutefois le courant libertin a connu le succès
plutôt dans les années 1640, dès lors, Don Juan fait figure d'homme du passé.
Il semble que son point de départ soit à
chercher dans une version italienne jouée en 1657: le Convitato di
pietra joué en 1657 et dans lequel le valet Arlequin est un élément
essentiel du spectacle. Le dramaturge français y aurait trouvé l'alliance du
valet ridicule et du maître maudit, l'idée de la liberté choisie et de la
punition divine.
La pièce de Molière est créée dans un contexte particulier,
l'interdiction du Tartuffe. Quoi qu'il en soit, le destin de
l'oeuvre est étonnant: après 15 représentations, elle est retirée, alors même
que Molière avait apporté des modifications dans le but de calmer ses pires
ennemis - en vain, apparemment. Elle ne sera reprise qu'après la mort de
l'auteur, dans une version remaniée - et peu intéressante - de Thomas
Corneille. Mise à l'affiche au XIXe siècle, elle ne connaîtra vraiment le
succès qu'au XXe siècle grâce aux lectures diverses qu'en ont faite des
metteurs en scène de talent.
L'oeuvre et la situation historique.
En 1665, Louis XIV détient le pouvoir personnellement
depuis peu, il souhaite avant tout une concentration des pouvoirs et un
abaissement de la noblesse. Dès lors, la révolte de Dom Juan paraît
comparable à celle de la noblesse. De même, la rencontre du héros avec
Monsieur Dimanche est une manifestation de la dépendance économique dans
laquelle se trouve la noblesse face à la bourgeoisie. La normalisation
suscite également les faux-semblants et la dissimulation qui marquent la
société de Cour et vont de pair avec le rejet de l'anormalité qu'elle
soit sociale, morale ou individuelle:
L'anormalité morale est un obstacle au centralisme. La fin
de Dom Juan peut donc apparaître comme l'élimination du marginal, sa mort
représentant dès lors le rétablissement de l'ordre divin et monarchique tel
qu'on l'a vu précédemment dans l'arrestation de Tartuffe.
Sont également condamnées, deux tendances sociales qui
contestent l'ordre établi, inattaquable parce que voulu par Dieu: le désir de
vivre en marge de la majorité et la volonté de libérer ses pulsions
individuelles en refusant les impératifs de la collectivité.
Enfin, Dom Juan et Sganarelle, personnages excessifs,
s'excluent de la société par leurs comportements individuels et sont
condamnés pour cela.
Par ailleurs, même si Louis XIV est peu dévot, il
considère la religion d'un point de vue politique et souhaite:
réduire les velléités d'autonomie, par exemple des
Jansénistes ou de la Compagnie du Saint-Sacrement dont le côté occulte peut
laisser craindre une certaine subversion,
retirer l'Eglise française de l'autorité papale
(gallicanisme),
lutter contre le protestantisme soupçonné de servir des
intérêts étrangers et de véhiculer des idées démocratiques.
Dès lors, Louis XIV, dépendant de la situation, ne peut
défendre Molière comme il le souhaiterait peut-être.
L'oeuvre et son environnement culturel: entre baroque et
classicisme
Le but du roi est de domestiquer la pensée, cela passe par
la "nationalisation" des pensions et la multiplication d'Académies
qui corsètent les artistes dans une orthodoxie artistique.
Mais l'esthétique baroque et le classicisme coexistent et
sont complémentaires, spécialement dans
cette pièce:
la construction repose sur un jeu d'oppositions
(caractéristique baroque),
la pensée officielle (celle de la raison) s'oppose à la
philosophie libertine de la relativité,
Dom Juan essaie de concilier permanence classique et
changements baroques.
Dans les années 1665-1670, le théâtre est un genre
complexe:
la tragédie, genre minoritaire, apporte une certaine
tonalité à Dom Juan,
Dom Juan s'apparente à la tragi-comédie, genre
"sérieux" dominant, grâce au romanesque espagnol (cf. Le
Cid de Corneille),
la comédie triomphe: on peut rattacher Dom Juan
à la comédie de moeurs, mais on retrouve aussi des épisodes farcesques dans
la pièce,
enfin, Dom Juan emprunte certains traits au
divertissement de Cour : les changements de décors et la machinerie
finale par exemple.
Elle opère la synthèse des genres dramatiques.
Elle est liée à un itinéraire social: Dom Juan et
Sganarelle sont en effet confrontés aux grands problèmes de leur temps.
La structure suivra deux fils conducteurs: le destin fatal
du séducteur et l'affrontement entre Dom Juan et Sganarelle. Mais s'ajoutent
à cela la confrontation du héros à l'amour, à la famille, à l'honneur, à la
religion et à l'argent.
Tout ce contexte français explique les changements par
rapport à la pièce de Tirso de Molina:
plusieurs personnages sont supprimés, notamment féminins,
le thème surnaturel devient symbolique,
le personnage recherche plus l'obstacle que la tromperie,
Sganarelle est plus humain,
la révolte est celle du refus d'une société condamnée.
On remarquera que chacune des versions est inscrite dans
l'époque et la société qui l'ont vue naître.
Ces considérations préalables éclairent la place de
la pièce dans l'oeuvre de Molière et montre que, loin d'être une pièce
improvisée en raison des nécessités, elle s'y intègre: la coexistence
baroque-classicisme justifie saforme apparemment insolite:
elle est libérée des contraintes d'unités: en prose, elle
propose plusieurs décors, met en scène 17 personnages et dure 48 heures. Par
ailleurs, l'action est constituée d'une série de rencontres, ce qui ne lui
donne aucune unité,
elle respecte peu les schémas dramatiques habituels,
elle mélange les genres.
Son fond audacieux - la transformation du
personnage en vrai libertin qui défend des thèses impies - n'est pas sans
faire penser à celui de Tartuffe, notamment par l'ambiguïté du
personnage de Sganarelle, bouffon défendant la religion mais se lamentant sur
la perte de ses gages.
Enfin, le personnage de Dom Juan fait penser à
d'autres: d'une solitude provocante, défiant le genre humain, il ressemble à
l'Alceste du Misanthrope, et, par son inconstance et ses déguisements,
il évoque Jupiter dansAmphitryon. L'indignation que Molière dévoile à l'égard
de la veulerie intellectuelle, la suffisance et la passion de la dépendance
se retrouvent également dans des pièces mettant en cause des anomalies
sociales comme Tartuffemais aussi Le Malade imaginaire.
Dom Juan, une pièce libertine?
Elle suit en effet le principe de l'écriture libertine:
laisser le lecteur, le spectateur juges avec seulement un guide. Tout
dogmatisme est absent et la conclusion s'impose que toute vérité est
impossible. On relèvera certains traits remarquables:
Sganarelle (joué par Molière à la création) est ridicule
en défendant le bon sens et la piété élémentaire faite de dogmes simplistes.
De la sorte, l'oscillation est permanente entre la légitimité du valet et
celle du maître.
La construction présente plus la linéarité d'une oeuvre
romanesque que l'intrigue théâtrale.
Le sujet inverse l'intrigue traditionnelle de la
comédie: ici un jeune marié fuit le mariage, ce qui apparaît comme un scandale,
une attaque contre un sacrement religieux et une institution garante de la
famille et de la société.
Les attaques sont nombreuses contre l'honneur
aristocratique, les devoirs filiaux, les vertus bourgeoises, la religion.Le héros athée reste maître du jeu.
A partir de la seconde guerre mondiale, ce sera le rôle
des metteurs en scène d'explorer ces différentes pistes pour donner
leur interprétation de la pièce:
Jouvet, en 1947, veut montrer le paradoxe de l'aristocrate
éclairé, liberté et cynique, "C'est l'angoisse de l'homme vis-à-vis de
son destin.
C'est de salut et de damnation qu'il est question dans le Dom
Juan de Molière",Vilar en 1953 ("Ce Dom Juan est un homme seul dont
chaque geste et chaque mot sont comme l'exercice d'une liberté absolue" dit
Barthes au sujet de la mise en scène de Vilar), Besson en 55, Bluwal dans son
adaptation télévisée de 65 ("J'ai tout basé sur une espèce de quadruple,
insurrection de Dom Juan contre son père: sous forme de Dieu, du roi, ...
Toutes ces révoltes au nom d'une affirmation de la liberté pour l'homme")
et Chéreau en 69 montrent un traître à sa classe, déterminé à affirmer la
liberté de l'homme.
Boutté, en 80, met en scène un homme, hors du surnaturel,
face à sa propre mort, Planchon, la même année, développe la dimension
religieuse, Lassalle, en 93, transforme la pièce en un
"roadmovie",Weber, en 98, nous montre un malade expirant, las de tout pour lire une analyse de la psychologie du personnage:
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